Séminaire Paris au Moyen Âge [1] du 6 décembre 2024 : « Des besoins aux ressources : le cas parisien »
Cléo Rager, Marlène Helias-Baron et Caroline Bourlet : « Introduction »
Pour amorcer la réflexion, Cléo Rager (Institut catholique de Paris) insiste sur le fait que le thème choisi pour le séminaire de cette année, à savoir : « Ville, ressources naturelles, environnement (XIIe-XVIe siècle) » est non seulement historiographiquement très dynamique, mais aussi polysémique et polymorphe. À travers l’analyse successive des trois termes : ville, ressources naturelles et environnement, elle montre toute la diversité des approches actuelles.
Concernant les ressources naturelles, il convient de s’appuyer sur les travaux de Mathieu Arnoux (Un monde sans ressources. Besoin et société et Europe (XIe-XIVe siècles), 2023), de Daniel Hausmann et de Nicolas Perreaux (« Resources. A Historical and Conceptual History », https://shs.hal.science/halshs-02467752/file/Resources_A_Historical_and_Conceptual_Ro.pdf). Le terme de « ressource » est peu utilisé au Moyen Âge. Faisant référence à la résurrection, il a une signification chrétienne et interne (par ex. l’expression « avoir de la ressource »). Un changement s’amorce au XVIIe siècle avec le passage du singulier au pluriel. Il prend alors un sens différent. Les ressources deviennent des éléments externes qui peuvent être exploités, ce qui s’accentue avec l’industrialisation, comme en témoignent les travaux de Jean-Baptiste Say. Au XVIIIe siècle, on voit également se développer l’usage du terme d’approvisionnement (cf. thèse de Reynald Abad, L’approvisionnement alimentaire de Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles, 2002). À la fin du XVIIIe siècle, la logique économique domine. L’expression « ressources naturelles » connaît une expansion de sa signification dans les années 1960-1970 avec une prise de conscience de la rareté des ressources et de la protection de l’environnement.
Le terme « environnement » est quant à lui beaucoup plus utilisé dans l’historiographie. Apparu avec la révolution industrielle anglaise pour évoquer le monde dans lequel elle s’est développée (cf. les travaux d’Herbert Spencer), il se rattache à la médecine hippocratique. La notion d’atteinte environnementale existe dès le début du XVIIIe siècle, alors que les pollutions soulèvent déjà l’inquiétude des contemporains. La notion s’est diffusée dans la société depuis les années 1970. Le nombre d’ouvrages concernant ce sujet a connu une augmentation considérable, surtout depuis le début du XXIe siècle (cf. catalogue de la BIS). Au-delà de l’environnement, une autre notion s’affirme depuis 1987, celle de « développement durable ». Au Collège de France, une chaire intitulée « Avenir commun durable » a notamment été créée (actuellement tenue par François-Marie Bréon). Plusieurs traditions historiographiques existent néanmoins. D’après le rapport introductif des actes du congrès organisé à Poitiers par la SHMESP en mai 2023, Environnement et sociétés au Moyen Âge (2024), l’histoire environnementale est d’abord associée aux auteurs états-uniens. C’est lié à une histoire militante en lutte pour défendre et conserver la nature à partir des années 1960-1970. En France, existe une longue tradition de l’histoire de l’environnement au croisement de l’histoire, de la géographie et de l’archéologie qui utilise plutôt le terme de « milieu » et s’appuie sur l’idée d’une longue durée géographique. L’idée était que les géographes fournissaient le cadre dans lequel les historiens venaient écrire (cf. Fernand Braudel). À partir des années 1970, les géographes imposent des changements à cette vision. Les thèmes deviennent plus environnementaux comme on peut le constater avec les Annales de 1974 consacrées à « Histoire et environnement ». L’histoire environnementale est davantage mondialisée et transdisciplinaire comme en témoignent les 150 ouvrages catalogués par la BIS comme appartenant aux « Humanités environnementales ». L’histoire médiévale y est assez peu représentée, sauf les travaux des archéologues. Les Annales ont consacré un volume à l’histoire environnementale en 2022, où les articles sur l’Antiquité sont très nombreux. Certes il existe l’ouvrage de Jean-Pierre Devroey (La nature et le roi. Environnement, pouvoir et société à l’âge de Charlemagne (740-820), 2019), mais les médiévistes sont minoritaires peut-être parce qu’il y a une faible présence, voire une quasi marginalisation, des ruralistes et des urbanistes parmi eux.
Quelle est la place des villes dans l’historiographie environnementale ? La discipline semble les avoir quelque peu délaissées. Il y a eu un débat sur la question aux États-Unis dans les années 1990. C’est un champ dynamique au Royaume-Uni. Aux Pays-Bas ; la réflexion se développe autour de la santé et de l’hygiène. Ce qui intéresse les historiennes et les historiens, ce sont les dimensions normatives, la législation et le droit, ou les infrastructures urbaines et routières (notamment l’eau et son évacuation), comme en témoignent les travaux de Claire Judde de la Rivière ou de Jean-Pierre Leguay. Pour l’histoire contemporaine, la mode est celle des éco-biographies de ville (cf. Cracovie ou Chicago par William Cronon (1991, trad. en 2021). En France, outre les travaux de Mathieu Arnoux, Pierre Marchandin propose une relecture de la monographie urbaine dans sa thèse. En 1982, Steven Kaplan avait attiré l’attention sur l’approvisionnement (Le Complot de famine : histoire d’une rumeur au XVIIIe siècle), ce que Reynald Abad a repris pour Paris en 2002.
Le thème du séminaire de cette année est un thème très la mode et très critiqué. Il faut en effet éviter trois écueils majeurs : les rétroprojections anachroniques ; la substitution de l’histoire de l’environnement à l’histoire sociale économique ou à l’histoire rurale ; la domination des statistiques. Un exemple en est l’ouvrage de Bruce Campbell qui exagère le facteur climatique dans la crise du XIVe siècle (The Great Transition: Climate, Disease and Society in the Late-Medieval World, 2016). L’histoire pense les évènements de manière globale en lien avec les autres sciences humaines. Par exemple, utiliser la géographie permet de visualiser les liens entre les villes et leurs banlieues. S’associer aux sciences économiques et naturelles, permet de réfléchir à la notion d’écosystème urbain ou de socio-écosystème urbain. Il s’agit bien de penser Paris dans sa région et non isolément.
Marlène Helias-Baron (IRHT) fait ensuite un rappel du cycle du séminaire de l’année 1999-2000 consacré à un thème proche de celui proposé cette année, à savoir les aménagements des espaces économiques et sociaux à Paris au cours du Moyen Âge. Les résumés des douze communications sont disponibles en ligne sur le carnet de recherche du séminaire : Catégorie : Paris au Moyen Âge (1998-2003). Ce qui intéressait alors les intervenantes et les intervenants, ce n’était pas le thème de l’environnement et des ressources naturelles, mais la reconstruction de Paris après la guerre de Cent Ans et principalement après l’occupation anglaise de la capitale (1422-1435), la fourniture de pierres pour les chantiers et le pavage des rues, l’approvisionnement en eau ainsi que les aménagements industriels urbains. L’angle d’attaque des communications était ainsi essentiellement centré sur Paris, les questions juridiques, les activités humaines en tant que telles, sans étude particulière de leurs impacts sur l’environnement, ni attention poussée aux ressources disponibles – ce qui n’était pas leur propos. Une constante du séminaire se remarque toutefois à savoir la volonté de faire dialoguer entre eux les historiennes/historiens, les historiennes/historiens de l’art et les archéologues de façon à avoir une véritable polyphonie sur un même thème. Parmi eux, intervenait régulièrement Paul Benoit décédé le 18 décembre 2024 (https://lamop.hypotheses.org/12547) à qui nous rendons hommage. En nous appuyant sur les travaux de nos prédécesseurs, le séminaire s’oriente aujourd’hui vers une étude de l’impact environnemental de Paris, ville-monstre de plus de 250 000 habitants au début du XIVe siècle, à la fois durable et prédatrice (Paris au Moyen Age : la ville monstre | lhistoire.fr).
Caroline Bourlet (IRHT) s’intéresse ensuite aux différentes échelles de l’impact environnemental de Paris. La région environnant Paris a d’abord été désignée comme la France (cf. La Plaine de France), puis comme l’Île-de-France à partir du XVe siècle. En 1436, on parle de l’Île-de-France et des pays d’environ. Le réseau routier, la toponymie et l’anthroponymie permettent de désigner un espace autour de Paris. La banlieue contient les lieux les plus identifiables comme en témoigne le Livre des métiers, mais son étendue n’est jamais précisée. Sont explicitement désignés les villages de Clichy, La Chapelle, La Villette-Saint-Ladre, Pantin, Ivry, Montreuil ou Aubervilliers, soit des localités distantes de 3-10 km de Paris, c’est-à-dire la distance que l’on peut parcourir à pied aller-retour en une journée. La prévôté et vicomté de Paris en 1328 est une circonscription administrative royale (justice du prévôt de Paris). Le prévôt est juge d’appel dans les châtellenies, mais les droits de justice et de réglementation ne sont pas les mêmes pour la vicomté et la prévôté. La première carte où on parle de l’Île-de-France est celle de François de La Guillotière (1598) (https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b53033058t). Elle présente un espace élargi par rapport à la vicomté. C’est un prolongement de la capitale, son aire d’approvisionnement (cf. thèse de Guy Fourquin, Les campagnes de la région parisienne à la fin du Moyen Âge, 1963-1964). Il y a un tropisme de Paris vers le Nord. Au-delà de l’Île de France, les environs de Paris concernent le Vexin français et normand, la Champagne normande, le Hurepoix. Lors du cycle du séminaire de cette année, il s’agira bien de cartographier l’influence de Paris dans son environnement, de préciser les espaces de ressources et leurs interdépendances, de mesurer l’impact de la ville et de visualiser l’écosystème de la ville.
Mathieu Arnoux, « Une métropole en contexte renouvelable : les défis de la croissance parisienne (XIIe-XIVe siècles) »
Isabelle Bretthauer présente Mathieu Arnoux, professeur d’histoire médiévale à l’Université Paris Cité, directeur d’études Histoire et civilisations à l’EHESS. Il est l’ancien directeur du LIED (Laboratoire interdisciplinaire des Énergies de Demain – UMR 8236). Il s’intéresse à la trans-chronologie, à l’Angleterre, l’Italie et la Normandie. L’histoire économique du Moyen Âge est un fil rouge dans ses travaux (cf. Le temps des laboureurs. Croissance, travail et ordre social en Europe (XIe-XIVe siècles), 2012). Il a notamment fréquenté le séminaire de Philippe Braunstein.
À la suite des travaux d’Emmanuel Leroy-Ladurie sur les paysans du Languedoc ou de Fernand Braudel, son intérêt s’est focalisé sur le statut du travail et la croissance médiévale du point de vue du travail. La construction des campagnes est un élément essentiel de la croissance. La ville est un lieu où se cristallisaient des tensions et les besoins des sociétés à différentes échelles. Pour Évreux, Alençon ou Caen, en cinq minutes on est à la campagne. Il n’y a pas d’attitude de domination envers la campagne. La ville est ainsi un produit de ce qui se passait au niveau des communautés rurales.
Concernant Paris, la situation est différente. Dans son dernier ouvrage (Medieval Europe, 2016), Chris Wickham se demande comment Paris est possible. Comment cette ville peut-elle être stable ? Cordoue est importante, mais pas stable. En s’appuyant sur les travaux de ses collègues biologistes et physiciens, Mathieu Arnoux considère qu’une ville, c’est un phénomène de métabolisme entre un intérieur et un extérieur. Comment s’opèrent les échanges entre l’intérieur de la ville et ce qu’il y a autour ? Les villes médiévales sont des villes improductives. La ville est tributaire de son extérieur. Le fait de travailler la terre exclut souvent de la citoyenneté. La question des ressources se pose alors : sur quoi on travaille ? Qu’est-ce qu’on transforme ? Il n’y a pas d’action qui ne repose pas sur le couplage : énergie-matière. Paris est un cas-limite. Comment fonctionne le système au maximum de ses possibilités ? Il n’y a pas de ville plus grande en Europe. Ce n’est pas un port de mer contrairement à Rome, Constantinople ou Alexandrie. Les enjeux de la soutenabilité ne sont pas les mêmes. Le métabolisme de la ville fait que les décideurs ont une visibilité sur un an.
D’après l’État des feux de 1328, il y avait 61 098 feux à Paris, soit 250 000 habitants. Vers 1200, il y en aurait eu entre 50 000 et 100 000 d’après John W. Baldwin, mais on n’en sait rien. C’est une ville puissamment construite qui a fait s’éteindre les autres villes autour d’elle. Vers 1100, il y a de grandes écoles à Laon ou Chartres, mais elles perdent ensuite leurs capacités, alors que Londres a laissé Oxford et Cambridge subsister. En termes de population, Rouen est la deuxième ville du royaume. Jusqu’au milieu du XVIe siècle, elle est plus grande que Londres. L’espace autour de Paris est contrôlé par les abbayes. Le marché des terres agraires autour de Paris est réduit : la majorité des terres sont des terres de mainmorte ecclésiastique. Elles ne risquent pas d’être vendues. Cela inhibe les dynamiques de marché autour de Paris, comme Dourdan où il y a des échanges importants sur les céréales. Les institutions ecclésiastiques font arriver dans Paris des quantités importantes de blé. Les Parisiens achètent des gâteaux, du pain, des pâtés en croute, pas de grains. Le grain change ainsi d’état au fur et à mesure de son avancée sur la capitale : blé – épis battus – grain vanné – farine. Il y a donc une valorisation. Dans cet espace, les cartulaires témoignent que les paiements en nature sont plus nombreux que les contributions en argent (cf. Grand cartulaire de Compiègne). L’unité de base est le muid, c’est-à-dire 18 hectolitres de grains. La maison des Bonshommes de Grandmont à Senlis reçoit une rente d’un muid de blé, alors qu’ils ne mangent pas de pain blanc. C’est un organisme charitable efficace qui échange son blé contre des produits de première nécessité. Dès la fin du XIe siècle, les Normands paient en argent, alors qu’on ne paie pas en argent autour de Paris. Il faut que le grain progresse vers la ville. L’argent n’est pas un problème. La difficulté c’est de nourrir la population.
Sur les sources, il est difficile de nous faire une idée de ce que nous n’avons plus (cf. les minutes des 60 notaires du Châtelet ou l’État des feux de 1328). Les environs de Paris ont une double mission : 1) nourrir Paris ; 2) se nourrir et « produire » les habitants de Paris, c’est-à-dire les habitants des campagnes qui arrivent ensuite à Paris. La campagne donne naissance à la ville. Les travaux de Sharon Farmer sur les pauvres à Paris montrent qu’ils viennent des environs (entre 5 et 10 km). Ce sont des célibataires, surtout des femmes. Ils et elles forment la chair de la cité. On voit des échanges de solidarités entre l’intérieur et l’extérieur de la ville. Autour de Paris, se trouve une zone de servage pesant qui pousse vers Paris des jeunes hommes et des jeunes femmes pauvres pour vivre une vie libre à Paris. Rester célibataire, c’est éviter d’avoir des enfants qui seraient dans une situation complexe.
La soutenabilité est une notion que les médiévistes connaissent. Maintenir / soutenir, c’est rester dans l’état pour produire. L’environnement pose problème dans sa définition et sa conception. Nous n’avons aucune idée de ce que cela peut être pour un paysan du XIIe siècle. À quelle distance de notre corps commence l’environnement ? Les vêtements font-ils partie de nous ou de notre environnement ? Il faut se tourner vers les philosophes de la phénoménologie (être dans / être chez est une expérience transcendantale). L’environnement est-il contextuel ou à la base des relations sociales ? La planète est en fait une émanation des rayons solaires récupérée par des micro-organismes capables de proliférer et ce depuis des milliers d’années. Les sociétés humaines fonctionnent en flux (récoltes) et en stock (utilisation de potentiels ; ressources dans le sol qui ne sont pas renouvelables). En France, jusqu’en 1840, on fonctionne en flux. La Révolution industrielle change la donne avec le charbon. Le Moyen Âge vit en flux, contraint par les cycles de la planète. Lors des crises climatiques, le flux baisse. Il n’y a pas de famine à Paris en 1315-1317, contrairement à ce qu’il s’est passé en Grande-Bretagne et dans le Nord. La société est capable de rester debout malgré des cataclysmes. En Grande-Bretagne, la politique royale a transformé un problème en cataclysme. Dans les Flandres, il y a une famine. Le roi de France a mis la main sur des stocks de blé qui ont peut-être manqué en Flandre. Au-delà des accidents climatiques, ce qui change ce sont les choix des acteurs. Si on refuse d’entrer dans l’examen de ce qui détermine, il faut donner toute leur importance au choix des décideurs.
De quelle région parlons-nous ? Une ordonnance de février 1412 donne la liste des ponts pour lesquels le prévôt des marchands nomme les gardiens de Villeneuve-sur-Yonne à Pont-de-l’Arche et de Paris à Compiègne, sachant que le comte de Champagne surveille ses propres cours d’eau. Les maîtres des ponts n’ont aucun pouvoir sur les péages associés aux ponts. Ils prêtent serment d’entretenir l’équipement. Ils ont un rôle essentiel en cas de crue. Ce sont les gardiens de la paix des cours d’eau. C’est un dispositif ancien postérieur à 1204 et antérieur à 1284. Le cours de l’Eure (grain de la Beauce) est également surveillé. Il n’y a pas de texte réglementaire projetant autant l’autorité de la ville. Il s’agit de maintenir ce système de Paris à l’embouchure de la Seine en s’appuyant sur les abbayes et les évêchés. Outre le grain, le vin est également indispensable, comme on le voit dans les sentences du Parloir aux bourgeois. Les trois cours d’eau (Seine, Oise, Eure) orientent l’espace. Ce qui est lourd descend. Les maîtres des ponts sont obligés de freiner les bateaux lourds bourguignons. Comment on fait passer des bateaux de vin et des troncs d’arbres sous les ponts ? Y a-t-il une police ? Est ainsi mise en évidence une respiration de Paris et de sa région, selon les bonnes et les mauvaises années. En bonne année, le Vexin exporte son blé, en mauvaise année, il y a une bataille entre Paris et Rouen. Beauvais est dans le dispositif. L’ouverture de cet espace est nécessaire. Outre le blé et le vin, l’arrivée du bétail est aussi importante sur Paris (cf. abbaye d’Ourscamp). Des milliers de bêtes descendent la vallée de l’Oise après avoir séjourné au-delà de Compiègne. Elles fournissent la viande et le cuir.
La céréaliculture est primordiale et source de fierté pour les travailleurs (comme en témoigne la représentation d’un laboureur conservée au Musée d’art et d’archéologie de Senlis). Les grains sont acheminés des champs à la ville. Dans les années 1080-1100, le mot grange (grangia) se substitue au nombre des charrues dans les comptes monastiques. Toutes les granges conservées datent du xiiie siècle (cf. Charles-Victor Garola, 1893). Quelle est la différence entre le bœuf et le cheval ? Le bœuf ne se monte pas, mais le cheval ne se mange pas. Le cheval est plus exigeant en nourriture (avoine). Autour de Paris, on a plutôt de l’avoine et du blé et on utilise le cheval. Une charrue représente 12 hectares.
Concernant les granges qui ont été conservées, la grange de la léproserie de Beauvais a nécessité la coupe de 700 chênes pour sa charpente. Les granges de Chaalis (Vaulerent et Fourcheret) sont également très importantes et ont des rendements élevés (15hl/ha). Pour l’abbaye des Vaux-de-Cernay, on dispose de comptabilités pour les années 1296 et 1297 pour sept granges. Certaines apparaissent comme de véritables stations-services (Etréchy ou Athis). Leurs rendements sont ceux de la bonne agriculture biologique actuellement. Une partie du grain de la grange d’Athis va chez le magister Parisius où se trouve l’hôtel des Vaux-de-Cernay (Thermes de Cluny). On abonde les marchés. Toutes les abbayes cisterciennes des alentours de Paris ont des maisons dans Paris. Par exemple Froidmont d’après l’état de 1246 (cf. dom Grenier) compte 50 moines, 100 convers, 229 domestiques, 43 chiens, 134 chevaux, 5000 ovins. C’est une grosse entreprise.
Et la société ? Se pose finalement la question de l’art gothique. Les chantiers des cathédrales sont engagés avant 1250. D’un point de vue énergétique, le gothique est un défi à l’équilibre et un coût énergétique considérable. Ce qui s’anticipe à Saint-Denis, c’est l’architecture du XIXe siècle : pierre + fer + verre.
Discussion
Isabelle Bretthauer (IB) ouvre les échanges sur tout ce qui a été présenté par Mathieu Arnoux et sur les perspectives concernant Paris et sa région, les sources et l’approvisionnement.
Anne Massoni (AM) : Le terroir parisien fait partie des meilleures terres du monde. Il est à présent stérilisé à cause de l’agro-industrie – du moins pour la Beauce. C’est ce qui a porté le développement de Paris.
Mathieu Arnoux (MA) : Un terroir exceptionnel, préparé, sillonné par les routes et les cours d’eau. On aurait pu avoir une capitale de 60/80 000 habitants. En travaillant avec des gens qui font de la modélisation, on s’aperçoit qu’il a eu maximisation. En Normandie et en Bourgogne, se trouve un semis de villes bien disposées. Paris est une ville qui tue tout ce qu’il y a autour (Meaux, Noyon, Senlis). Chartres, Laon et Soissons ont été rétrogradées. La capitale a tout absorbé et a poussé le système à l’extrême. Le servage est très important. Les sommes que les laboureurs sont capables de débourser pour s’émanciper sont colossales. Pour se désendetter de cette dette sociale, cela coûte 300 l. pour une famille de laboureurs. Une des fonctions du servage est pousser les gens à un régime au-delà de ce qu’ils peuvent (cf. G. Brunel). Les convulsions des années 1400 éclatent quand les laboureurs s’aperçoivent que personne ne les protège, alors qu’ils sont toujours considérés comme des serfs.
Boris Bove (BB) : Derrière la maximisation, il y a une intentionnalité, mais de qui ? Le roi n’a jamais été mentionné, mais il est le destinataire qui profite de l’aubaine. D’après l’État des feux à l’échelle de la France, Paris et sa région sont la zone la plus dense de tout le territoire où il y a les autoroutes fluviales qui connectent la Bourgogne, la Champagne et la Normandie.
MA : Saint-Denis est la dernière église romane de pèlerinage.
Marlène Helias-Baron (MHB) : Derrière la construction de l’église de Saint-Denis, il y a Suger et sa bonne administration (De administratione sua).
MA : Pour Anne Lombard-Jourdan, il y avait une sorte de destinée dans le développement de la plaine Saint-Denis, même s’il faut faire attention. Revenons à la question de Wickam (comment Paris est possible ?). Socialement, économiquement, politiquement, qu’est-ce que cela cherche et qu’est-ce que cela produit ? À Paris, on doit tout faire pour que ce soit le plus. La performance est portée à son maximum.
BB : Il n’y a pas d’intention, mais une dialectique collective.
Caroline Bourlet (CB) : On voit bien dans les ordonnances royales concernant le poisson. Il y a une énergie considérable dépensée par les agents royaux pour faire venir le poisson à Paris. En cas de famine, le roi fait appel aux abbayes pour faire venir du blé. Il y a énormément d’argent à Paris. Des sommes considérables en espèces sonnantes et trébuchantes arrivent dans la capitale. Derrière la politique, il y a des moyens.
BB : En 1300, Paris est déjà la ville du roi.
CB : Il s’y développe toutes les activités. La poterie d’étain se développe en Angleterre à la fin du XIIIe siècle. En 1305, elle est à Paris. La structure de production est suffisamment organisée.
IB : L’artisanat se développe parce qu’il y a des acheteurs potentiels.
MA : Chrétien de Troyes, dans le conte du Graal, décrit la ville d’Escavalon. Les bourgeois sont présentés comme des rustres qui déclenchent une émeute. C’est une accusation contre la ville de Paris peuplée d’une populace indigne. Les habitants de la ville sont des paysans. C’est l’impression des nobles. La ville fabrique une société urbaine avec des gens des campagnes. Et le roi ? Il y a quelque chose de collectif.
MHB : Les cisterciens sont dans une optique d’acheminement. Par exemple, Clairvaux et Pontigny obtiennent des exemptions de péage dans les années 1130 pour la traversée du domaine royal vers la Normandie et l’Angleterre pour tout ce qui leur est nécessaire. Ils passent aussi par Corbeil. La capitale est sans doute visée.
AM : Sur les poutres de la cathédrale se trouvent des marques de flottage. La Seine était une sorte d’autoroute avec des trains entiers de bois arrivant en permanence sur Paris.
MA : Le gothique utilisait beaucoup de fer. S’il y a des hauts fourneaux en Rhénanie en 1250, il n’y a pas de production dans la région de Paris avant la fin du XIIIe siècle. Or on trouve des agrafes de fer au sommet de Notre-Dame. D’où vient ce fer ? Il y a du fer de récupération. Une forge est mentionnée sur l’Île de la Cité.
CB : L’économie de la récupération est très développée (cf. métiers du cuir).
MA : Le fer est une ressource qu’ils n’ont pas. Il y a un marché de la ferraille qui arrive directement au pied de Notre-Dame.
AM : Derrière la grande crise de la pomme de terre en Irlande en 1848, il y a les choix politiques des Anglais. Les Irlandais ont été obligés d’immigrer, parce qu’ils ont été affamés sciemment.
BB : La famine de 1315 peut-elle être vue comme le crash test du système ?
MA : La ville émane d’un territoire. En Flandre et en Rhénanie, il y a des récits terribles de famine. Ce ne sont pas les mêmes du côté de la Francie occidentale et en Angleterre. L’urbanisation a été extrêmement rapide et a entraîné un déséquilibre villes / campagnes important. Ce qui survit autour de Paris : Amiens, Reims, Rouen, Tours, Orléans. Paris a stérilisé les ambitions des villes les plus proches.
Prochaine séance : 24 janvier 2025 (Archives nationales)
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Marlène Helias-Baron (17 janvier 2025). Séminaire Paris au Moyen Âge [1] du 6 décembre 2024 : « Des besoins aux ressources : le cas parisien ». Les carnets de l'IRHT. Consulté le 17 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/133k9